Position commune des INDH membres du réseau européen des INDH (ENNHRI) sur les tragédies en cours en mer Méditerranée, une approche ancrée dans les droits de l’Homme

Mis à jour le 26 janvier 2022

Déclaration en anglais à télécharger. 

Depuis janvier 2015, au moins 1.500 personnes ont perdu la vie en tentant de franchir la mer Méditerranée vers une vie meilleure ou plus sûre. Il y a quelques mois à peine (en octobre 2014), l’opération de recherche et de sauvetage Mare Nostrum dotée d’un budget de 9 millions d’euros par mois était remplacée par une opération à plus petite échelle, Triton, coordonnée par Frontex, dotée de seulement 3 millions d’euros par mois. Le chiffre déjà accablant des victimes, gonflé par les naufrages des derniers jours, ne cessera d’augmenter si l’Union et chacun de ses États membres ne prend pas immédiatement ses responsabilités et des mesures adéquates, comme cela incombe d'ailleurs aussi à plusieurs États du continent africain et du Moyen Orient ainsi qu'aux organisations internationales concernées.

Après la catastrophe de cette semaine, l’Union européenne a proposé un plan d’action en dix points. ENNHRI prend acte de cet effort et reconnaît que certains des points envisagés vont dans la bonne direction. Il souligne notamment le renforcement des actions conjointes en Méditerranée et la refonte des engagements nationaux en matière de réinstallation et d’accueil d’urgence.

Cependant, tant que la priorité européenne sera principalement donnée à la seule défense des frontières extérieures, il n’y a aucune raison que la tragédie cesse. Le passage de 600 décès en 2013 à 3.500 en 2014 et même à 1.500 pour le seul premier trimestre de 2015 nous oblige à constater que l’Union européenne n’a pas attaqué le problème à sa source : le manque de canaux de migration légale vers l’Europe. Les trafiquants d’êtres humains prospèrent quand des personnes en besoin de protection ou en recherche d’une vie conforme à la dignité humaine ont recours aux canaux de migration irrégulière pour atteindre l’Europe. Combattre le trafic d’êtres humains est et doit rester une priorité. Mais centrer toute l’attention sur les réseaux criminels qui tirent profit du trafic d’êtres humains risque de reléguer au second plan les droits fondamentaux des migrants qui entreprennent ce voyage périlleux.

La Déclaration universelle des droits de l’homme consacre le droit pour toute personne de quitter tout pays y compris le sien, ainsi que le droit de demander et d’obtenir l’asile dans d’autres pays. Le droit d’asile figure également à l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La Convention des Nations Unies relative au statut de réfugié consacre le principe de non refoulement. Ces instruments doivent être respectés par l’Union européenne et ses États membres. Depuis l’affaire Hirsi Jamaa (Cour européenne des droits de l’homme), il est d’ailleurs incontestable que même lors d’opérations de secours en haute mer, les États membres doivent honorer leurs obligations en matière de droits de l’homme.

Refuser aux migrants s’ils les atteignent - de franchir les frontières européennes rend impossible l’examen attentif de toute demande de protection internationale. Cette situation est même susceptible d’entraîner le refoulement de certaines personnes vers un pays où des mauvais traitements voire des persécutions sont possibles, ces pays étant aujourd’hui principalement la Somalie, la Syrie, l’Erythrée et le Soudan.

Comment l’Union européenne peut-elle empêcher d’autres tragédies ? Les options ne manquent pas. ENNHRI recommande, en accord avec l’Agence européenne des droits fondamentaux, que les États membres s’engagent plus franchement en faveur de la réinstallation et des autorisations de séjour pour raisons humanitaires, avec le soutien financier de l’Union. L’ouverture de nouveaux canaux migratoires vers l’Europe devrait être envisagée sur la base des expériences du passé : les programmes d’évacuation humanitaire, développés lors de la crise du Kosovo par exemple, et la mise en œuvre de la directive 2001/55/EC sur la protection temporaire en cas de déplacement massif de population déplacée devraient être envisagés sérieusement.

À court terme, la délivrance de visas humanitaires de courte durée offre un début de solution concrète au problème du trafic d’êtres humains. Les procédures de visas humanitaires se distinguent des procédures de réinstallation et des autres formes de séjour pour raisons humanitaires en ceci que seul un examen limité est mené extra-territorialement. Les États membres doivent maintenant passer à l’action : ils peuvent dès à présent envisager la mise en œuvre souple et généreuse des règles du regroupement familial pour les familles des personnes en besoin de protection internationale. Les États membres ne devraient pas se contenter de contribuer au développement de l’action de l’Union européenne –y compris l’ouverture de canaux de migration légale – mais ils doivent utiliser la marge d’appréciation que leur offre leur droit national en matière de droits des étrangers.

Par ailleurs, la situation nous contraint à nous pencher, une fois de plus, sur le besoin d’une solidarité accrue entre États membres. Le système Dublin est incompatible avec les standards européens et internationaux en matière de droits de l’homme, comme l’ont déjà déploré certaines institutions et agences européennes et internationales ainsi que plusieurs rapporteurs spéciaux des Nations Unies qui ont souligné ses effets pervers tant sur les migrants que sur les pays du sud de l’Europe – les « gardiens de l’Union » – et l’impérieuse nécessité d’en revoir les bases ainsi que la mise en œuvre vers plus de flexibilité.

ENNHRI n'ignore pas qu'à long terme les solutions pour attaquer à la racine le problème des déplacements massifs d'individus qui cherchent l'asile exigent l'action de plusieurs régions du globe et des efforts concertés d'un grand nombre d'acteurs. ENNHRI appelle également tous les États à œuvrer de manière plus importante en faveur du du développement et de la réalisation de tous les droits de l’homme - civils, politiques, économiques, sociaux et culturels-, dans ces zones de migrations forcées, ainsi qu'en Europe.

Dans le même temps, ENNHRI souligne la nécessité d'une action urgente pour faire face à la crise humanitaire qui se déroule sur les côtes européennes. ENNHRI et son Groupe de travail Asile et Migration appellent les institutions européennes et les États membres à agir ensemble dès aujourd'hui pour redonner la priorité à la protection des personnes et pas seulement à celle des frontières extérieures. ENNHRI appelle aussi les États membres à répondre à la crise humanitaire en cours conformément à leurs obligations internationales et sans oublier les solutions pratiques qui, dans le passé, ont permis de protéger des vies humaines et la dignité des personnes concernées.

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